Antisémythes, 3

Publié le par Ab'alone

On a passé vingt, trente, cinquante ans de sa vie sans "faire la différence" entre un Juif et un autre homme, et à tenir les Nazis pour plus insensés encore que scélérats. On estimait "le problème" définitivement dépassé, folklorique; on avait un froncement de nez, un mouvement de recul, devant ces gens qui vous glissaient que c'était "la faute des Juifs" s'ils n'avaient pu s'établir médecins à Paris, bosser à la radio ou publier tel recueil de balivernes; éventuellement (c'est mon cas) on avait un parent, proche ou éloigné, qui était parti là-bas, et n'en était pas revenu : de sorte qu'on manquait de patience à l'évocation du rapport Leuchter. Et puis, un beau jour… oh, rien! On se dit : mais combien sont-"ils" donc à France-Culture? Au Nouvel Obs? Ça ne s'appelle pourtant pas "Tribune juive"! On s'étonne qu'un zozo demande l'interdiction du Marchand de Venise, ou qu'un autre, après 65 ans révolus, fasse un procès à la SNCF pour avoir fourni les wagons, ou que des "organisations juives" puissent réclamer des "biens juifs" sans exciper du moindre lien de parenté, et surtout qu'il ne s'élève pas une voix pour dire que c'est un peu raide : pourquoi pas les "biens savoyards", basques ou bretons?
Non que l'antisémitisme fût mort dans les années 50, 60, 70; mais il semblerait qu'il n'affectât alors qu'une faible fraction des gens qui avaient connu la guerre, et sous un jour qui n'était pas celui de l'historiographie officielle, qu'elle fût gaulliste ou communiste. Les "jeunes", si l'on en croit leurs souvenirs, étaient épargnés. Et ces ex-jeunes, depuis vingt ou trente ans, à des âges où généralement la Weltanschauung est définitivement constituée, se mettent à adhérer non pas massivement encore, mais en nombre croissant, à des convictions qu'il considéraient jusqu'alors comme abjectes, ridicules et surannées. Ce qui me paraît plus alarmant encore, c'est que le mouvement inverse ne s'observe pas : je n'ai pas rencontré un seul antisémite repenti. Certains, qui parlaient, ont fini par se taire; mais ils n'ont pas changé d'avis pour autant, et s'acharneraient plutôt, dans la mesure où le droit à la parole leur est refusé.
Bien que les révisionnistes ne forment qu'une minorité infime, Carpentras et la loi Gayssot paraissent constituer les plus grands recruteurs d'antisémites depuis 1945 : la moitié de mon échantillon a "viré sa cuti" en 1990 ou dans les années immédiatement suivantes; c'est un J. : "Là, quand on a réinstitué le délit d'opinion pour UNE opinion bien précise, j'ai compris qu'ils voulaient et pouvaient tout." C'est un L. : "La grande date, c'est Carpentras. Une momerie lamentable. Une manipulation évidente. Et tous les chiards dans les rues, comme de juste." Un autre J : "On nous répète que la télé ment. Mais là je l'ai VU de mes yeux."
Une précision : cette loi me trouve moi-même partagé. En effet, si j'estime dangereux de laisser libre cours à des propos mensongers qui, sous le manteau d'une "critique historique" désintéressée, cachent une intention de nuire dont on a vu à quels paroxysmes elle pouvait se porter quand un pouvoir étatique la secondait, et utopique d'imaginer que la vérité surgira toujours du dialogue (les gens ne sont pas assez éclairés pour cela, et rares sont ceux qui prennent la peine d'écouter deux sons de cloches avant de se faire une conviction), la VÉRITÉ D'ÉTAT me hérisse, et je dirais volontiers, comme J1, qu'"il suffit qu'on m'oblige à penser une chose pour que je pense immédiatement le contraire", ou, comme J2, que "toute vérité imposée devient par là mensonge" : il me semble qu'il aurait suffi d'apporter en justice des preuves de la diffamation, du mensonge, de l'intention de nuire, sans instituer une vérité officielle qui a toute l'apparence d'un dogme religieux, déverse la suspicion sur les certitudes les mieux établies, et donne à la limite l'impression qu'on ne légifère que faute de pouvoir prouver. Mais mes J. et mon L. ne sont pas, comme on pourrait croire, des marionnettes pour ma ventriloquie, et aucun d'eux n'est de droite, extrême ou modérée. D'autre part, même si j'avais approuvé la loi en mon for intérieur, les réactions qu'elle a provoquées m'auraient amené à l'improuver; ces réactions, rien ne les trahit publiquement, puisqu'elles sont interdites; mais prétendre que la presse puisse en donner une notion, c'est confondre les éditoriaux de la Pravda avec l'opinion du Soviétique moyen. On peut, bien entendu, répéter page après page : "La vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie" en se moquant des 99% qui sont d'un avis contraire, et n'ont pas la parole, mais 1) ce n'est pas l'idée que je me fais d'une démocratie. 2) on s'expose au moins à un désengagement de la population, à une contestation généralisée, à des résurgences de l'opinion refoulée sous forme de violences. C'est un fait que depuis 90 les révisionnistes se taisent, et qu'à peu près tous les coups bas sont permis contre Le Pen. Mais c'en est un autre, presque aussi patent, que l'antisémitisme ne cesse de progresser, et qu'il faut s'interroger sur une éventuelle corrélation entre le refus de la parole publique et l'exacerbation de la parole privée, voire sa traduction en actes de moins en moins sporadiques. Tous "mes" antisémites, en tout cas, déclarent haïr parce qu'on leur "bouche leur gueule".
La suite à demain, si je ne suis pas viré, si je n'efface pas tout moi-même, suite à quelque lecture concentrationnaire, et à la honte subséquente. ET SI… sucepince insoutenable! Du Hichetecoque!
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