Pointeur (36)

Publié le par Ab'alone

IV

Au terme de débats assez mouvementés qui ont défrayé la chronique et fourni matière à deux beaux articles de Jean-Loup Goldberg, Vidal a pris perpète, dont vingt ans de peine de sûreté, le tout confirmé en appel, et, bien qu’il ait opiniâtrement “clamé son innocence”, il semblerait que moult indices concordants permettent au moins de présumer qu’il était bien l’étrangleur de Céline. Ce rapiat détenait un double des clefs du lycée, et, sûr de l’impunité, il n’avait pas eu le cœur de les jeter : il ne s’y décida qu’une fois sous surveillance, et c’est ce geste qui, plus que la concordance de l’A.D.N., lui fut fatal – sans compter la morgue dont il ne sut se défaire pour la circonstance, et qui indisposa fortement la cour et le jury. Au reste je me garde bien de rien affirmer : je n’ai suivi que de loin un procès où je ne fus pas appelé à témoigner, qu’aurais-je fait là? Je ne savais rien. Ça m’aurait fort intéressé d’apprendre si sa liaison avec Ariane avait commencé avant, ou après, ou pendant, mais impossible de croire sur sa seule parole à ce coup unique qu’il prétendit avoir tiré, quasi contraint et forcé, pendant les vacances que j’étais allé finir à Marseille – encore que ça ne m’étonne pas trop que le dépit d’Ariane ait pu s’exprimer de la sorte, et que je me sente plutôt flatté que sa déception ait écarté une récidive; mais toutes ces absences?? Un troisième larron? Un quatrième? Douze? Elle ne couchait pas son tableau de chasse sur le vélin, et ce n’est pas à moi de m’en plaindre. Entre combien de consciences est divisé le mystère de cette fille de la nuit? J’ai la faiblesse de penser que ma part du puzzle est essentielle, mais la certitude n’est pas de ce monde.
Deux ans après le procès, j’eus la stupeur de recevoir une lettre de Vidal, et de constater qu’en dépit de la formation d’anthropologue dont il était si fier, mis en demeure de choisir entre l’absurdité d’en baver pour rien, la psychiatrisation de son cas, et… la foi, c’est pour cette dernière qu’il avait opté. J’aurais eu aussi mauvaise grâce à le chahuter qu’à prouver à un mourant que la survie est un leurre, de sorte que cette correspondance me devint vite fastidieuse, que les lettres ne tardèrent pas à s’espacer, et qu’enfin je laissai tomber un dialogue qui ne menait à rien. Pas une ligne n’avait été consacrée au motif de sa présence en taule, mes allusionnettes n’avaient pas été relevées, et comment les alourdir, surtout à l’idée que mes lettres seraient épluchées par l’administration? Sa femme avait obtenu le divorce, il ne voyait plus ses enfants, je sais bien qu’il se sentait seul, et que j’aurais dû… mais j’avais d’autres devoirs, et ceux qu’on accomplit en renâclant ne sont d’aucun profit, je suais sur mes phrases et doute qu’elles lui fussent manne. Peut-être me serais-je forcé s’il m’avait relancé; mais il se le tint pour dit.
Si le frère de Jenny m’avait écrit, j’aurais eu scrupule à ne pas lui répondre, car vis-à-vis de lui je me sentais en dette; mais nous ne nous connaissions pas, et toute initiative de ma part eût paru suspecte. Lui aussi se refusa aux aveux, mais son avocat, quoique novice, sut lui obtenir les circonstances atténuantes; il est vrai que le triple meurtre, lui, ne faisait pas l’effet d’être prémédité. Bien des ombres subsistaient, du reste, et le pauvre garçon eût, qui sait, été acquitté en appel s’il ne s’était pendu dans sa cellule : c’est du moins la version officielle, je vous la livre pour ce qu’elle vaut. Une mine de douleur, certes, que cette vie, mais je ne suis pas curieux de creuser à la rencontre de tels filons : ce qui affleure suffit largement à mes émotions.
Le petit monde de Fort-Glandu s’est à tel point fondu dans la neige qu’il m’a fallu faire un notable effort pour redonner un semblant de vie aux figurants. Je n’ai revu que Maryline, une fois, dans une rue de Montpellier, et comme d’un commun accord nous avons feint de ne pas nous reconnaître. Des autres, nulle nouvelle, et je m’en passe à l’aise. Au bout de deux mois de congé psy, j’ai été muté dans un nouveau patelin perdu, au pied des Cévennes, à l’autre bout de l’académie, et j’ai dit aux Pyrénées un définitif adieu. Les jouets de Pimprenelle et les tableaux de Julie reposent à Tours, dans un coin du grenier, pour l’éternité. Qui sait? J’ai tout de même un peu changé, et peut-être ferais-je cas à présent de l’art de mon ex; mais je n’ai garde d’aller réveiller ce qui dort sous cette poussière : notre passé ne meurt qu’avec nous, méfions-nous du sommeil apparent des grands fauves : à peine avez-vous descendu la glace pour une photo qu’ils vous arrachent la face d’un coup de griffe…
Qu’est-ce que je fais d’autre, pourtant, mollement étendu devant mon clavier, que les asticoter? C’est différent, moins dangereux : je n’exploite que ce qui gît dans ma cervelle. Je n’oserais pas ouvrir le journal de Jenny si je l’avais conservé, mais de moi-même je n’ai pas de surprise à craindre… Enfin… disons moins. Ce qui m’a poussé? Bien en peine de le dire : la prescription est encore éloignée, je ne me soucie pas d’innocenter Vidal, et n’ai nul désir de payer : ces lignes, si j’ai besoin, pour les écrire, de leur inventer un destinataire, si même deux ou trois noms me viennent, de gens à qui les montrer, au premier rang desquels mes frangines, je sais bien que je n’aurai jamais cette témérité, et que ma part de vérité restera enfouie ici, sous la protection d’un mot de passe inviolable.
Pourquoi? Je ne trouve que des réponses ridicules : un mois à meubler, pas grand’chose à lire, l’épuisement rapide des plaisirs de la pêche et du bistrot. Pour une aventure qui s’esquissait fin juin, j’ai laissé partir femme et gosses… et me suis brouillé avec la minette au premier jour de juillet – avant même le premier geste équivoque, pas de panique cette fois. Rien à faire, en somme : tu parles d’une explication! Ça me trottait dans la tête depuis quelque temps, et c’est plutôt ça qu’il faudrait expliquer. Comme un besoin de coulisses perverses, sans doute, pour compenser une vie par trop pépère? La jouissance de se dire “s’ils savaient” quand ils me trouvent bonnet de nuit? Moyatta a 26 ans, j’en ai 41 aux fraises, mais la contemplation de cette jolie marge lasse à la longue, ça ne résout rien d’épouser une élève, même la plus jolie : les autres n’y perdent pas leurs charmes. J’aime bien mon Aurélien, et suis fou de ma petite Capucine, à qui son papa a dû manquer pendant le mois d’août; je ne vois pas arriver d’un mauvais œil l’époque où il faudra me contenter de ces chastes affections; mais tant qu’il y a de l’offre, je ne me sens pas le cœur de la rabrouer. Elle baisse, je m’en rends compte, elle se modifie : cette année même, grande première, une petite nana est venue me confier ses émois… en direction d’un collègue! “Comment, tu m’as, MOI, comme prof, et tu es amoureuse de lui?” Ben oui, sieu. Provoc? Je crains que non, il faut s’y faire, l’âge passe, les traits s’affaissent. le chef grisonne, l’amant tourne au confident, et c’est un piètre réconfort d’en avoir “bien profité”. Pas si bien, d’ailleurs : Fort-Glandu m’avait échaudé, et j’ai connu deux ans d’abstinence presque entière; et puis, nommé à Tahiti comme par miracle, l’étau s’est desserré; mais j’ai gardé un principe strict : ne jamais m’embarquer dans une liaison avant liquidation de la précédente. Les autres principes, je les ai semés en chemin : la leçon de ma maigre expérience, c’est qu’on peut tout se permettre, à condition de ne laisser aucun jour à la jalousie. Celle de Moyatta parfois m’incommode : élevée dans le sérail, on ne peut lui en conter; mais elle se disperse, et il n’est pas trop malaisé de détourner ses soupçons sur des chandeliers.
Une de plus… encore une… à quoi bon? Mais c’est que la nouvelle n’a rien à voir, c’est l’inconnu, la chance d’une transcendance : de cela la nécessité seule me guérira. Pourtant, pour peu que la mélancolie s’attarde aux mortes, les vivantes pâlissent. Elles sont bien connes, bien égoïstes, et tellement moins jolies! Si vous aviez vécu, mes chéries, le temps aurait terni votre auréole, et certes je n’aurais pas passé mon mois d’août à vous évoquer. D’autres ont été tout, l’espace d’un matin; mais elles se sont noyées dans la grisaille, et vous, toutes les quatre, vous perdurez. Le moins possible, je pense à vous; mais je ne saurais vous oublier : vous êtes mes dieux lares, et je survis pour vous servir d’autel, à l’ombre de votre bénédiction.

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